« Jamais plus je ne l’ai revu. Jamais je n’ai reçu de lui ni lettre ni nouvelle. Son livre n’a jamais paru, son nom est oublié ; nul ne se souvient de lui, en dehors de moi. Mais aujourd’hui encore, comme le garçon incertain d’alors, je sens que je ne dois davantage à personne : ni à père et mère avant lui, ni à femme et enfants après lui, et je n’ai aimé personne plus que lui. »
Roland est un étudiant passionné par la littérature. Passionné plus encore par l’un de ses professeurs auquel il voue une admiration sans borne. Celui qui a été pour lui un électrochoc. Un prof magnétique trop rare comme dans Le cercle des Poètes disparus. Ce prof qui a un pouvoir sur les autres et vous marque à jamais par son enthousiasme et son enseignement.
Quarante ans plus tard, alors que le narrateur enseigne à son tour, il raconte cette passion intellectuelle. Ses années de jeunesse marquées par ce maître fascinant qu’il idolâtre. Son tempérament qui lui échappe, soufflant le chaud et le froid. Cet homme, qui passe d’une exaltation exacerbée à une froideur de pierre à son plus grand désarroi. Ces changements brutaux font souffrir l’élève acharné. Tout au long de cette nouvelle, on sait qu’il y a un secret qu’on croit deviner à chaque instant. Il nous tient en haleine et nous est enfin dévoilé à la fin, à l’aune de la vie du vieux professeur.
Ce récit initiatique intense alterne la honte et la haine dans l’esprit du narrateur. Ce sont des sentiments forts et complexes analysés avec brio, comme seul Zweig en est capable. La colère jalouse, la honte confuse, toute cette passion nous émeut et nous étreint, comme si nous la vivions nous-même. C’est un récit qui a connu un immense succès lors de sa sortie en 1927 par rapport à son sujet audacieux et novateur pour l’époque. Sa lecture m’a troublée et envahie d’émotions, accentuées par la voix de Daniel Mesguich lors de cette lecture audio.
« Ce chaud et froid, cette alternance d’affabilité cordiale et de rebuffades déplaisantes troublait complètement mes sentiments trop vifs, qui désiraient … Non, jamais je n’aurais pu formuler nettement ce qu’à vrai dire je désirais, ce à quoi j’aspirais, ce que je réclamais, ce à quoi visaient mes efforts, quelle marque d’intérêt j’espérais obtenir par mon enthousiaste dévouement. Car, lorsqu’une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré tout inconsciemment à un accomplissement charnel : dans la possession physique, la nature inventive lui présente une forme d’union accomplie ; mais une passion de l’esprit, surgissant entre deux hommes, à quelle réalisation va-t-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? Sans répit elle tourne autour de la personne adorée, flambant toujours d’une nouvelle extase et jamais calmée par un don suprême. Son flux est incessant, et pourtant jamais elle ne peut se donner libre cours, éternellement insatisfaite, comme l’est toujours l’esprit. »